Note générale :
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C’est certainement l’un des projets les plus utopiques jamais entrepris par un musicien. Entre l’automne 2010 et le printemps de cette année, Titi Robin a procédé à l’enregistrement de trois albums, le premier en Inde, le second au Maroc, le troisième en Turquie, avec des maisons de disque locales et des musiciens du crû qu’il n’avait pour la plupart jamais rencontrés. Attablé en cet après-midi de la fin septembre au pied de la butte Montmartre, le musicien angevin mesure l’ampleur de la tâche accomplie. " J’ai terminé ce projet épuisé. La densité extrême dans la concentration m’a brûlé beaucoup d’énergie. J’ai mis plusieurs mois à m’en remettre. " Mais il estime qu’il n’aurait pu le mener à bien ni plus tôt, ni plus tard. " Il nécessitait une certaine maturité d’une part et une certaine énergie de l’autre. Or, cet équilibre, on l’a une seule fois dans sa vie. Je sais que je ne le referai pas. Comment nourrit-on une telle chimère ? Titi Robin explique que l’idée lui est venue il y a une dizaine d’années. Musicien hors normes, autodidacte assumé, Titi Robin entendait notamment payer une dette à une muse indéfectible. " Les musiques qui me touchaient ont toujours renvoyé à la civilisation méditerranéenne, en incluant l’influence que celle-ci a reçue depuis l’Inde via l’Asie centrale. J’avais le désir de rendre quelque chose aux peuples à la source de mon inspiration. Il existe beaucoup de points communs entre les pays qui s’apparentent à cette culture : poésie, philosophie, spiritualité, règles d’accueil, de politesse, codes pour s’adresser aux autres, manières dont on se touche... " Le Maroc représente donc l’ouest de la Méditerranée (" J’ai grandi avec des musiciens marocains, ils font partie de mon histoire française et de celle de la France, même si ce n’est pas bien reconnu ") ; la Turquie, à l’est, constitue le sud des Balkans et la porte vers l’Asie centrale ( c’est aussi le pays de l’écrivain Yachar Kemal ), que Robin identifie comme l’influence principale de tout son travail ; l’Inde du Nord est la région d’où migrèrent un jour les Tziganes et avec laquelle il entretient une " proximité intime ", de par son travail avec des gens comme Gulabi Sapera ou Hameed Khan aux débuts des années 80. Voilà pour les raisons musicales et le choix géographique. Il existe une autre dimension au projet, aussi fondamentale, et qui peut se résumer en un mot : éthique. Comme le rétablissement d’un déséquilibre que Titi Robin voit ainsi : " La plupart du temps, les musiciens occidentaux vont chercher la musique vers le Sud ou vers l’Est, comme d’autres du pétrole. Ils en ramènent parfois des musiciens et toutes les rencontres et expériences qui se déroulent ici ne sont jamais présentées aux populations à la source. C’est une situation très malsaine, d’autant que ça se fait en toute bonne conscience. Lorsque j’ai fait Rakhi avec Gulabi Sapera, un disque vraiment 50% indien, 50% français, j’ai demandé comment il allait être distribué en Inde et on a pris ça pour un caprice. J’ai alors réalisé qu’il y avait un profond malentendu. Musique du monde voulait dire diffusion occidentale. "Une fois décidée, reste à concrétiser cette idée aussi belle que compliquée. Trois voyages de préparation dans chaque pays furent nécessaires. Des intermédiaires, comme la réalisatrice Renuka George en Inde, responsable du Dvd relatant le projet, facilitèrent la difficile quête des musiciens. " J’ai pris mon temps pour les choisir. Ce n’était pas toujours simple. En Inde, j’ai passé plusieurs journées à en rencontrer sans trouver personne. C’était vraiment une histoire de sentiments. La plupart du temps, rien qu’en échangeant quelques mots, en buvant le thé, je sentais si ça allait le faire ou pas. Ma musique laisse une grande part à l’improvisation, donc il fallait des gens avec lesquels je puisse échanger des choses, grâce à leur culture mais aussi leur personnalité. " Concernant les structures, Robin s’est associé en Inde au label Blue Frog, basé à Bombay, à A.K. Müzik, à Istanbul, qui distribuait déjà ses disques, et à Ayouz Vision au Maroc, un studio d’audiovisuel dans le souk d’Agadir, qui produit films et disques à destination de la population berbère.L’une des caractéristiques du projet, c’est de reposer entièrement sur un répertoire original. De quoi interroger quant à la faculté de Robin d’écrire pour des musiques vastes et diverses, y compris au sein d’un même pays. " Henri Cartier-Bresson disait : "il faut avoir beaucoup réfléchi avant mais, au moment de passer à l’acte, pouvoir s’abandonner", explique-t-il. C’est pareil en musique. Par exemple, j’avais composé un morceau pour la chanteuse Özlem Taner en Turquie à partir de sa voix sur une cassette que l’on m’avait donnée - mais elle m’a expliqué qu’en fait, ce n’était pas elle qui chantait dessus. J’ai donc dû écrire quelque chose de nouveau sur le vif, en m’abandonnant à ce que je ressentais de sa présence, de son attitude, sa façon de bouger. Et on a enregistré juste derrière. Le résultat est miraculeux de par cette fragilité, mais cela impliquait que je ne sois pas crispé sur mon idée de départ. Si j’ai pu le faire, c’est parce que ces disques sont des fruits mûris depuis trente ans et arrivés à maturité. Sinon, ce serait complètement artificiel. "Robin a choisi parmi les musiques des trois pays celles en phase avec son univers, savourant la possibilité de jouer pour la première fois avec des musiciens classiques du nord de l’Inde, capables de toutes les virtuosités, alors qu’il avait toujours collaboré avec des musiciens râjasthânis ; au Maroc, il a choisi des musiciens berbères " plus populaires ", en établissant un pont entre son univers et le leur ; en Turquie, la palette était large, du clarinettiste tzigane Hasan Yarim Dunya à la chanteuse turkmène et kurde Özlem Taner en passant par Aziz Hardal, maître du chant soufi. Mais, précise-t-il, " mes logiques de composition ne sont traditionnelles pour aucun des pays ". Ce qui renvoie à ses attentes des musiciens : " Ma musique est très dépouillée au niveau formel. Par conséquent, il faut tout mettre dans l’intensité émotionnelle, et là, on est nu. C’est une exigence qui a pu effrayer des musiciens avec qui j’ai joué. Dans sa simplicité, ma musique peut faire très peur, car elle implique cette intensité humaine. Et maintenant ? Le disque est sorti en Inde, une tournée y a eu lieu dans plusieurs villes, avec trois musiciens " extraordinaires " du disque : Murad Ali Khan au sarangi, Vinay Mishra à l’harmonium et Vinayak Netke aux tablas. Les disques sortent en Turquie et au Maroc et bientôt en France, dans un coffret 3 CD/1 DVD. Une tournée en sextet va suivre, avec une formation hybride : le trio de Robin, composé de Ze Luis Nascimento aux percussions et Francis Varis à l’accordéon, auquel va se greffer un musicien de chaque disque/pays : Murad Ali Khan, le flûtiste turc Sinan Celik et le chanteur et joueur de guembri marocain Mehdi Nassouli. Mais comment juger désormais de la réception, de l’incidence du projet dans chacun des trois pays ? " Ma démarche, c’est de leur dire voilà ce que vous m’avez donné, voilà ce que j’ai à vous rendre. Faire le geste est pour moi le plus important. Maintenant, je vais être patient et voir s’il y a un écho par rapport à ça. Ce sera difficile de le mesurer car ça passe par une économie très souffrante, la crise du disque est partout, mais parfois de petites graines donnent des arbres immenses. Mais j’espère profondément que ce projet va contribuer à faire bouger les lignes et casser ce sens unique ( des échanges dans les musiques du monde ) qui est dramatique. Politiquement, ce projet a donc beaucoup de sens, même si ce n’est pas l’intention de départ. Mais toute démarche esthétique, quand elle est radicale, devient politique. On la confronte à une réalité et, forcément, ça met le oaï ! ".MONDOMIX 2012
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